UN JEUNE BASQUE DANS LA RESISTANCE,
DE ST JEAN DE LUZ A BUCHENWALD

Gabriel TELLECHEA

31 Octobre 1919 – Avril 1945

Reconnaissance

Bordeaux,
9 Mai 2005

En ce jour de la Célébration Européenne du Soixantième anniversaire de la Libération du dernier Camp de Concentration, dans les nouveaux locaux de l'Hôtel de Police à Mériadec, trois plaques en souvenir des agents de Police disparus en Déportation ont été officiellement dévoilées, lors d'une cérémonie en présence du Préfet de Région.

Celui-ci a demandé à Ernestine SAINT-MARTIN de retirer le drapeau tricolore qui recouvrait la plaque de son mari Gabriel TELLECHEA, et a prononcé un Eloge.

Moment d'émotion intense pour sa femme Ernestine, sa fille Gaby, son gendre Jean-Marie, ses petits-enfants Emmanuel, Pascal, Xavier et la famille présente, émus et fiers que le courage de Gabriel soit reconnu et honoré par ses pairs, le faisant ainsi “ renaître ” d'une disparition anonyme.

Reconnaisance officielle et Reconnaissance familiale sont maintenant intimement liées.

LE MUR DES NOMS, MEMORIAL DE L'INTERNEMENT ET DE LA DEPORTATION à COMPIEGNE-ROYALLIEU



Ces reconnaissances déclenchèrent chez sa fille, Gaby, le désir irrépressible de se rendre sur les lieux où son père Gabriel vécut l'inimaginable. Elle se sentait forte pour affronter cette réalité qui mettrait fin à une attente irraisonnée de retour de son père.

Les lignes suivantes relatent ce pèlerinage. Elles sont rédigées par Gaby elle-même et son mari, Jean-Marie, qui l'accompagna.

SUR LES LIEUX DE BUCHENWALD – HARZUNGEN - DORA - DU 09 AU 13 SEPTEMBRE 2005

“ Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime si ce n’est l’obstination du témoignage ”

Albert CAMUS

Les pages qui suivent seront écrites à deux voix,
celle de Jean-marie et la mienne.

Gaby CLERC, Septembre 2005.

Jean-marie,
Vendredi 09 Septembre

Avion Biarritz-Roissy-Frankfurt en ancienne RDA.

Premières difficultés matérielles dans l’aéroport pour trouver notre navette et notre train pour Erfurt, car la langue allemande est pour nous franchement étrangère et à vrai dire pas aimée; du reste, personne ne parle le français et nos contacts se feront dorénavant dans un “ anglais de cuisine ”.

En gare d’Erfurt, on distingue rapidement les anciennes voies ferrées envahies d’herbes folles et plus ou moins désaffectées.

Premier choc

De toute évidence, les trains des Déportés, dont celui de Gabriel, sont passés par là; la construction d’une superbe et immense gare sur des voies ferrées modernes n’empêche pas le vieux film de défiler dans nos yeux. Je l’exprime, mais Gaby ne dit mot, sans en penser moins sans doute…

Accueil peu chaleureux dans un hôtel pourtant fort côté. Serions-nous les seuls Français à Erfurt ? Que venons-nous donc y faire ? Peu nous importe, car notre but est précis et tacite entre nous deux.

Erfurt, ville très agréable aux vingt et une églises et aux magnifiques façades, est fortement occidentalisée. La détente est immédiate, les accus se rechargent avant d’affronter les Camps et les chemins de l’horreur vécue par Gabriel; nous n’en parlons pas, sauf pour le programme que je mijote à grand renfort de documents trouvés sur Internet !

Ce programme si détaillé, sera du reste complètement adapté jour après jour en fonction des aléas relatifs aux lignes ferroviaires existantes et à leurs horaires, à comprendre en Anglais. Gaby ne s’inquiète pas, elle sait que je vais stresser par moments mais que, comme d’habitude, nous arriverons à nos fins et même un peu mieux…

Gaby,
Vendredi 09 Septembre

Après un voyage agréable en avion avec peu d’attente dans les escales (Biarritz – Paris – Francfort), nous prenons le train pour Erfurt (ex-RDA). La gare de cette ville est en transformation.

En marchant sur le quai, nous voyons l’ancienne gare, deux rangées de rails désaffectés envahis par des herbes folles, un vieux quai avec des rambardes en bois. Cela me rappelle des souvenirs de films ou d’émissions et m’angoisse un peu.

L’installation à l’hôtel faite, nous visitons la ville. C’est sympa et ce premier contact avec cette région allemande se fait en douceur et décontraction.

Jean-marie,
Samedi 10 Septembre

Comme prévu, jour anniversaire de notre mariage, début de notre pèlerinage sur les pas de Gabriel.

Train pour Weimar à 20 km; la gare a déjà été reconstruite mais on a laissé en friche les anciennes voies ferrées bien reconnaissables avec leurs vieilles traverses en bois empilées.

Quelque chose nous pousse à ne pas perdre de temps en ville, c’est la volonté de refaire à pied les 10 km que Gabriel a parcourus le 29 Janvier 1944, à la descente du convoi des 1 580 Déportés en provenance de Compiègne, depuis la gare de Weimar jusqu’au Camp de Buchenwald.

Que la marche paraît facile ! En bonne santé, sans fatigue accumulée, sans faim, sans soif, sans aucune contrainte, sans garde-chiourme et avec l’assurance de retrouver ce soir notre confort…

Que Gabriel ait dû souffrir sur ce chemin va de soi, mais il a souffert bien plus encore pendant les 482 jours depuis son arrestation à Bordeaux le 10 décembre 1943 jusqu’au jour de sa disparition le 4 Avril 1945; encore, espérons-nous que sa mort fut brutale et libératrice de toute souffrance.

A mi-chemin, près des poteaux indicateurs de Buchenwald, Gaby est subjuguée par un troupeau de moutons et de son pasteur, comme elle dit, lui inspirant quelque rapprochement symbolique….

Gaby,
Samedi 10 Septembre : Buchenwald

Erfurt-Weimar en train. Là nous savons que nous commençons le chemin. Nous quittons la gare et empruntons aussitôt la route que prenaient les longues cohortes des Déportés. Dix kilomètres de marche jusqu’au Camp.

Silence, émotion. C’est une longue montée jusqu’au plateau où se trouve Buchenwald. J’observe les forêts magnifiques. Il fait chaud ou j’ai chaud… Je regarde et rien, sinon les panneaux routiers, ne permet de penser vers quel lieu nous allons. Que de questions devaient se poser les marcheurs dont nous suivons les traces !!!

Jean-marie,
Suite du Samedi 10 Septembre

Un très haut bâtiment, appelé Mémorial, planté sur une immense esplanade surmontant la vallée nous fait penser au Camp lui-même; ce n’est en fait qu’une réalisation du Régime Stalinien pour commémorer leur participation à la libération de Buchenwald (ce qui ne les empêchera pas de l’utiliser par la suite pour leurs propres prisonniers politiques !).

Un pauvre bougre fait office de gardien au milieu d’une exposition; pour nous donner un dépliant, il ne distingue pas le français des autres langues ! Nous n’insistons pas et filons.

A l’approche du Camp, la magnifique forêt, bordant la large route, veut nous faire oublier le premier chemin appelé “ le Chemin du Sang ” réalisé par les prisonniers politiques allemands dés 1938.

Gaby,
Suite du Samedi 10 Septembre : Buchenwald

Lorsque nous arrivons à l’obélisque qui signale “ la route du sang ” nous croisons un grand troupeau de moutons et le berger.

Deux phrases me viennent à l’esprit: “ Les Juifs sont partis comme des moutons ” que l’on peut lire ou entendre, et “ Je suis le Bon Pasteur, je connais mes brebis, mes brebis me connaissent ” de l’Evangile, j’ai matière à réflexion pour les kilomètres qui restent à parcourir.

Sur une stèle est gravé le visage de Frédéric-Henri Manhès, militant communiste qui participa à organiser une Résistance dans le camp de Buchenwald. Jacot (O.J. Courtaud – Matricule 43222) l’avait rencontré, il en parle dans son récit “ Mémoires d’un autre temps ” et il est longuement parlé de lui dans le livre “ la zone grise ? ” d’Olivier Laleu, préfacé par Jorge Semprun. Je pense que ce monument a été érigé par les forces soviétiques d’occupation, car rapidement nous arrivons au Mémorial bâti à la gloire des vainqueurs de Fascisme.

Jean-marie,
Suite du Samedi 10 Septembre

Nouveau choc

La première image du Camp est inattendue : quatre bâtiments à plusieurs niveaux parfaitement restaurés au bord de la route. Quelle provocation ! Enfin, nous apprenons que cette caserne des SS sert actuellement pour les Archives et pour l’accueil de groupes.

La véritable image est bien là, derrière et en contrebas, celle d’un domaine de plusieurs hectares, à l’assise générale parfaitement bien conservée, dégageant une large perspective sur la vallée au-delà d’une ceinture de jolis bosquets.

Nouveau choc

Cet ensemble si paisible et si bien intégré au relief aurait été le lieu de mort de plus de 50 000 personnes ! Le saisissement est effrayant, car la réalité apparaît crue, avec une ceinture générale de barbelés électriques, à la vue des bâtiments des SS et de leur zoo privé pour y distraire leur famille, le bâtiment d’entrée et sa grille savamment forgée, les deux miradors en angle, le décor est parfaitement planté…

Nouveau choc

Nous rentrons par cette même porte que les détenus.

Tout est parfaitement ordonné : les emplacements sombres des anciens baraquements méthodiquement disposés et repérés, les allées sans nom ni destination…

Gaby est heureusement prise à écouter deux chants de l’excellente chorale d’un groupe de visiteurs, pendant que je repère les lieux et l’inévitable bâtiment crématoire que je me garde bien de lui signaler, bien que très visible avec sa cheminée si caractéristique…

Quelques groupes déambulent mais, hors cette chorale, le silence et le respect règnent naturellement.

Sans programme établi, nous regardons les emplacements des baraquements, la souche du fameux arbre de Goethe et dans un petit bâtiment discret, une exposition de réalisations artistiques évocatrices de la vie du camp.

Gaby,
Suite du Samedi 10 Septembre : Buchenwald

L’arrivée au camp me choque. Les bâtiments du casernement des SS sont pimpants, fleurs, pelouse. Puis je comprends qu’ils servent à accueillir des classes d’élèves, d’étudiants.

L’un d’eux sert de lieu d’information et un autre de restauration, etc.
Il faut encore marcher une centaine de mètres pour traverser la route que prenaient les Déportés et passer la “ célèbre porte ”.

Lorsque je la franchis, un groupe d’hommes entre, se dirige vers une stèle plate. C’est une chorale magnifique qui chante un morceau prenant et émouvant. Une personne dépose une gerbe de fleurs et un nouveau chant grave se fait entendre. Je suis à une centaine de mètres et grâce à cette écoute, je ne me sens pas agressée par ce lieu, bien que l’émotion me serre.

Nous faisons la visite. Un silence et “ une certaine beauté ” règnent. Nous découvrons les paysages (l‘immense plaine cultivée au pied du plateau), les bosquets, les restes des baraquements, puis les baraquements transformés en musée.

La visite de ce musée est éprouvante. Je ne m’y attarde pas, car j’ai déjà assez lu et vu de documents. Toutefois, je reconnais que certaines parties sont présentées artistiquement et que je comprends qu’on puisse s’y attarder. A ce moment-là, je ne ressens aucun sentiment, je suis comme étrangère, spectatrice, hors du temps et presque indifférente. Sans doute, je me protège.

Jean-marie,
Suite du Samedi 10 Septembre

Nouveau choc

Dans le bâtiment dit des “ approvisionnements ”, des centaines de vitrines et de matériels laissent à voir et relatent toutes les activités du Camp. Elles furent très fonctionnellement et consciencieusement organisées par les cadres nazis et leurs aides volontaires ou contraints, soit pour le maintien en survie d’esclaves ou, selon leur choix, l’envoi à la mort de leurs pensionnaires. 

C’est proprement ahurissant de rigueur et j’ai le frisson, à la pensée que des cadres fort instruits, dans mon genre, ont pu imaginer, vivre et faire vivre tout cela. Cela ne me quittera sans doute jamais…

Gaby,
Suite du Samedi 10 Septembre : Buchenwald

Jean-marie ayant repéré les différents espaces sur un document, nous nous y dirigeons vers le “ Petit Camp ” et allons visiter son Mémorial. Il est sobre, un mur de deux mètres environ de hauteur, deux espaces en étoile et le reste est rectangulaire.
A l’intérieur, sur une grande dalle horizontale sont inscrites en relief les villes dont sont arrivés les convois. Je remarque plus particulièrement Compiègne et Grenoble. Quelques personnes ont déposé un caillou, un lumignon, ou une fleur. 

Il me parait impossible que mon père soit resté là. Mais les faits sont têtus et toutes les informations que nous avons le confirment. Jacot y est resté aussi. Mais il ne reste que le Mémorial et la forêt qui l’entoure dans le calme.
Nous retrouvons aussi la pierre dressée qui indique les numéros des bâtiments dont le numéro du block de papa. Autour de cette pierre un petit buisson fleurit. Je caresse longuement cette pierre.

Jean-marie,
Suite du Samedi 10 Septembre

Nouveau choc

Nous découvrons l’emplacement du fameux “ Petit Camp ” et en particulier celui de l’ancien baraquement n°62 de Gabriel. Gaby y prélève un peu de terre, elle est très noire.

Une stèle en pierre marque l’emplacement où l’herbe et la forêt se réinstallent doucement; c’est finalement plutôt apaisant, nous en avons besoin !

Nous rentrons en bus à Weimar puis en train à Erfurt pour y goûter une soirée moralement réparatrice en promenade, restaurant et fou-rires aussi nerveux qu’inhabituels.

Gaby,
Suite du Samedi 10 Septembre : Buchenwald

En me retournant pour revenir vers la sortie du Camp, j’aperçois les miradors, et crématoire que je n’avais pas vus en entrant !
Un carré émouvant où sont dressées des pierres rappèlent la présence dans ce lieu des Juifs, des Roms, et des Tsiganes. Présence niée jusqu’à la réunification de l’Allemagne.

Je prends un peu de terre que je mets dans une petite boîte. La fatigue se fait sentir, la chaleur est forte et lourde, nous avons du mal à terminer la visite de cet espace immense dont nous apercevons les clôtures. C’est dur et à la fois “ pur, simple, et digne ”.
Nous revenons à Weimar en bus, puis en train jusqu’à Erfurt. Au retour à l’hôtel et dans la soirée, des images me reviennent violentes qui contrastent avec le sentiment de sérénité qui m’habitait l’après-midi.

Jean-marie,
Dimanche 11 Septembre

Repos prévu pour nos corps et nos esprits fourbus !
A la messe à la cathédrale, mes intentions vont bien sûr à Gabriel et non à ses bourreaux !

Cependant, le signe de paix est échangé avec notre jeune voisine allemande avec qui je tente un dialogue à la fin de la messe; mais la langue nous empêche de poursuivre, dommage, car, dans les sentiments qui m’animent, j’y voyais une petite tentative de réconciliation…

La chance veut que nous puissions profiter de portes ouvertes dans les bâtiments publics et nous écoutons un concert de musique baroque chanté dans le Couvent des Augustins (mon saint patron !) où fût moine Martin Luther; pas étonnant que l’Eglise Evangélique Protestante soit omniprésente à Erfurt.

Gaby,
Dimanche 11 Septembre : Erfurt

Nous avons passé la journée à Erfurt. Messe à 11H à la cathédrale en union de prières avec Amatto et Michel qui célébrait à Bordeaux aux intentions de notre famille et à la Mémoire de papa.

Journée de détente relative, c’est la journée du patrimoine. Nous avons pu visiter plusieurs monuments, mais je pense à hier et aussi à demain où nous devons nous rendre à Harzurgen, lieu où la présence de papa se perd.

Jean-marie,
Lundi 12 Septembre

Le Camp de Dora étant fermé le lundi, nous décidons de prendre les trains adéquats après nous être plutôt mal compris en anglais avec des employés plutôt têtus au guichet !

La correspondance est à Nordhausen, à 60 km, ville en ex-RDA, apparemment peu occidentalisée; davantage qu’à Erfurt, la tristesse, la pauvreté et l’alcoolisme à la bière suintent de toutes parts; “ que de désespérance ! ” répète souvent Gaby.

Un tortillard nous amène à Niedersachswerfen, ce fameux village traversé quotidiennement à pied par les détenus du Camp d’Harzungen, matin et soir, pour le travail au tunnel B3 sous la colline Himmelberg.

Gaby,
Lundi 12 Septembre : Harzungen

Avant de prendre le train, j’ai acheté des fleurs que je pense déposer au cimetière car nous savons qu’il y a une stèle en mémoire des prisonniers dans le cimetière de Harzungen.

Nous prenons le train à Erfurt pour Niedersachswerfen.
De cette gare nous allons à pied jusqu’à Harzungen. Nous savons que papa a dû faire cette route durant de longs mois pour se rendre travailler au tunnel de Dora. Nous marchons environ 5 kilomètres.
A midi, nous entendons au loin l’Angélus que nous chantons en basque. Cela me réjouit et me fait sourire, car une certaine tension est là. Le paysage est pourtant paisible, et en réfléchissant, on ne peut croire à tout ce qui s’est passé sur ce chemin.

Harzungen est un tout petit village agricole. Des gros tracteurs sont en train de labourer une terre riche.

Jean-marie,
Suite du Lundi 12 Septembre

Nous décidons de marcher jusqu’à Harzungen à 4 kms, où nous reconnaissons parfaitement l’emplacement du Camp, fort heureusement resté à l’état de prairie; deux des quatorze baraquements ont été conservés et servent de dépôt et de garage à voitures; il y a des chances que Gabriel soit resté dans l’un de ces deux bâtiments affectés à ceux de Dora.

Gaby,
Suite du Lundi 12 Septembre : Harzungen

Nous retrouvons le Camp, qui est laissé en prairie non entretenue et en apparence inondable. J’ai ramassé un peu de terre.

Je ne sais combien de personnes nous avons questionnées pour trouver le cimetière. Elles nous renvoyaient toujours au “ camp ”. Enfin, un monsieur nous a mis sur le chemin. J’ai déposé les fleurs au pied de la stèle dédiée aux 4000 déportés de 27 nations présentes dans ce camp dans cette petite bourgade d’une vingtaine de maisons.

Jean-marie,
Suite du Lundi 12 Septembre

A l’entrée du village, seul un monument-panneau appelé “ Marche de la mort ”, que nous retrouverons dans le village de Niedersachswerfen, rappelle que 3 500 détenus sont morts sur les routes du fait des SS, en Avril 1945.

Dans le cimetière, laborieusement trouvé car les quelques habitants nous envoient instinctivement à l’ancien Camp, est érigée une stèle collective pour des détenus de 27 nationalités.

Gaby ne tient pas à y déposer le galet préparé par Amatto, les enfants et nous-mêmes à la mémoire de Gabriel; il est vrai que ce monument collectif est quelconque et que Gabriel a dû mourir quelque part sur les routes où les Allemands les ont poussés en évacuant le Camp, mais où et comment ? Il faudra se résigner à ne jamais savoir…

Gaby,
Suite du Lundi 12 Septembre : Harzungen

Nous revenons en bus à Niedersahswerfen, et nous traversons le village à pied comme le faisaient les Déportés tous les jours pour aller travailler au tunnel de Dora.

“ Au village de Niedersahswerfen, qu’ils traversent à pied, ils rejoignent le petit train à voie étroite, qui après avoir contourné l’Himmelberg par le nord, les amène en 30 minutes au B3. Ils sont entassés à 25 dans ces wagonnets découverts, par tous les temps, souvent les pieds dans l’eau, en tentant, pour s’abriter, de rejoindre le centre du groupe. Accueillis par des chiens à l’arrivée, ils pénètrent à l’intérieur des barbelés qui encerclent les entrées des tunnels. Le trajet, d’environ 10 km, dure 2 heures. En février 45, avec la pénurie de charbon, les détenus se rendent à pied aux tunnels, par -20°c ”

André Sellier - Histoire du Camp de Dora.

Jean-marie,
Suite du Lundi 12 Septembre

Puis nous traversons et retraversons Niedersachwerfen jusqu’à quasi épuisement d’émotion et de fatigue; je me souviens d’un texte lu avant de partir :

“ …Nous devons rejoindre notre chantier, traverser, matin et soir, la petite ville de Niedersachwerfen. A notre passage, les habitants ne manquent pas de venir aux fenêtres ou sur leurs portes, pour regarder le pitoyable cortège que nous formons (…) C’est un tel cortège de souffrances pitoyables que, parfois, il semble que l’on a aperçu l’ombre d’un peu de pitié dans les yeux de quelques femmes qui nous regardent passer. Emotivité réelle ou réflexe nerveux? qui sait? D’autres restent absolument indifférentes devant notre lamentable détresse. Mais combien d’autres nous regardent avec provocation, avec une audace méprisante et même avec une insolence marquée ”

Jean-Henri Tauzin -
Harzungen, kommando de Dora.
Cité dans Le grand livre des Témoins p179 Ramsay 1995.

Nous rentrons à Nordhausen avec un autre tortillard, celui-ci à vapeur et à fumée, vestige d’un autre monde; auparavant, nous reconnaissons le mode d’accès au Camp de Dora pour le lendemain.

Gaby,
Suite du Lundi 12 Septembre : Harzungen

Nous continuons notre marche, en contournant la colline de calcaire blanc, pour essayer d’apercevoir l’entrée du tunnel, c’est trop loin Jean-marie est fatigué. Je lui demande de rentrer, car je ne veux pas que nous épuisions nos forces et demain nous avons la visite de Dora à faire, très importante pour nous.

Nous retraversons le village et gagnons la gare de Krimederode et là, nous repérons le chemin où nous marcherons le lendemain pour aller à Dora. Nous prenons un petit train à vapeur qui dégage une fumée pleine débris de charbon… et regagnons Nordhausen d’où nous prenons le train pour Erfurt.

Jean-marie,
Mardi 13 Septembre

De nouveau le train pour Nordhausen, mais le temps est compté pour Dora et nous n’avons aucune idée de comment Gabriel y a été transporté après Buchenwald; nous décidons d’y aller en taxi, à 6 kms.

Avant la visite de ce camp, je me sens plus serein que pour Buchenwald et Harzungen, mais je ne sais pourquoi. Aurais-je déjà intégré les limites de l’horreur ? Des humains ont été capables de cette monstruosité; d’autres humains seraient-ils capables de ne plus s’en émouvoir ?

L’espace du Camp, lui aussi de plusieurs hectares, a pris une allure fort sympathique, envahi au pourtour par une magnifique forêt; mais l’imagination n’a aucun mal à reconstituer ce qui s’y est passé…

Pas de portail d’entrée, mais la grande place d’appel des détenus, ombres chancelantes, aujourd’hui figée et déserte; les emplacements intacts et les quelques restes des baraquements dont un seul, consolidé servant de musée, et le crématoire que ni l’un ni l’autre ne se décide à visiter.

Gaby,
Mardi 13 Septembre : Dora

Nous reprenons le train jusqu’à Nordhausen, puis un taxi jusqu’à Dora. Hier nous avons fait les marches importantes entre le Camp d’Harzungen et le tunnel de Dora.

Nous nous trouvons devant de grands espaces verts entretenus, avec des restes de murs, des baraquements, des emplacements bien définis, la place d’Appel. C’est l’automne, c’est beau, les couleurs ont commencé à changer, et, à l’horizon au loin, on aperçoit le clocher de Nordhausen.

Je regarde intensément et ce paysage s’imprime dans ma mémoire. Je pense que papa a pu le voir si ses forces le lui ont permis et qu’au fond de lui, cela lui permettait de se remémorer les villages nichés dans les collines du Pays Basque.

Jean-marie,
Suite du Mardi 13 Septembre

Je retrouve facilement l’emplacement herbeux du baraquement n°35 de Gabriel.

Là, Gaby s’effondre, s’agenouille, prend un peu de terre, et entreprend d’enterrer le galet sous un vestige des fondations; moments d’une intensité vertigineuse où un ange passe ! ce sera sous la forme d’une jeune fille, du genre Gaby à 16 ans, qui vient nous demander ce qui se passe; Gaby tente de lui expliquer et l’embrasse; elle repart avec son groupe sans avoir pu exprimer vraiment un seul mot ni allemand, ni anglais, ni français, du reste !

Gaby,
Suite du Mardi 13 Septembre : Dora

Jean-marie me conduit à travers les différents sentiers (on ne voit pas les limites du Camp) et, avec le plan et les renseignements que nous avons, nous retrouvons les traces du bâtiment où a vécu papa. Il reste un morceau de mur d’environ 1 mètre de longueur et 60 cm de hauteur et on voit bien le dallage, situé entre la Place d’Appel et les cuisines.

Je creuse à la limite des fondations du mur, soulève une pierre triangulaire moyenne, mais épaisse et place en dessous le galet que j’ai apporté de la plage de St Jean de Luz à la demande d’Amatto. Je ramasse ce qui était sous cette pierre, quelques cailloux et une pierre sur laquelle sont scellés des restes de ciment du mur de baraquement. Je suis à genoux et pense très fort à tous ceux que j’aime et tente de réciter le “ Gure Aita ” mais les mots s’arrêtent et je ne les retrouve pas, les larmes coulent.

Je reste là, immobile, quand survient une toute jeune fille qui nous demande ce que nous faisons. Je lui dis que mon père est mort là et que nous nous recueillons. Elle commence à pleurer et je me redresse vite pour la consoler.
Elle m’a remise debout.

Jean-marie,
Suite du Mardi 13 Septembre

Puis, nous avons la chance de pouvoir visiter le fameux tunnel de Dora où furent fabriquées les fusées V1-V2 qui s’abattirent sur Londres, avec un jeune guide, étudiant allemand, mis à notre seule disposition. Plusieurs langues sont employées pour arriver à comprendre les conditions de travail dans ces galeries, sans compter, on l’imagine, les conditions de repos dans le Camp…

Gabriel a, de toute évidence, subi cet esclavage bestial pendant des mois, dans des conditions épouvantables; cette pensée me taraude : quelle force intérieure lui a-t-elle permis de résister pendant seize mois ? Aucun corps ne pouvant y survivre, il lui a fallu une force morale incroyable, probablement décuplée par l’espoir de retrouver son épouse et sa petite fille dont il a appris la naissance….

Gaby,
Suite du Mardi 13 Septembre : Dora

Nous terminons la visite du Camp et nous dirigeons au lieu de rendez-vous pour la visite du tunnel. Nous communiquons avec notre jeune guide en trois langues : Allemand, Anglais, et Espagnol !!! Nous sommes seuls avec lui.

La conception de ce tunnel et les conditions de vie sont inimaginables, nous voyons tout cela et les restes de 3000 V1 et V2 par une température de 8° (température normale du tunnel toute l’année). Je supporte difficilement cette visite.

A la fin de la visite, nous sommes reçus par Madame Heubaum, responsable des Archives avec laquelle nous avions eu des échanges par courrier.

Cette journée fut éprouvante mais très belle en même temps. Elle est gravée en moi. Ne manquant pas de courage, nous revenons à pied à Krimederode pour prendre le train, marchant sur une des « routes de la mort ” maintenant appelée “ la route des Antifascistes ”.

Jean-marie,
Suite du Mardi 13 Septembre

La chance nous poursuit encore quand cet étudiant nous présente à la Responsable des Archives avec qui nous avions tenté un contact par Internet avant le voyage, contact que nous comptons maintenir.

Notre rentrée à pied jusqu’à la gare nous paraît légère et le tortillard d’un grand confort !

La joie de la mission accomplie nous envahit.

Un peu de tristesse aussi car le retour est pour demain, qui nous arrachera à jamais de ces lieux où nous avons cheminé avec la mémoire de Gabriel.

Mais qui sait si, dans dix ans, notre galet sera encore au même endroit ?

Jean-marie, Septembre 2005.

Gaby,
Suite du Mardi 13 Septembre : Dora

Si dures que semblent être ces journées, ce n’est pas ce sentiment qui m’habite mais un sentiment d’aboutissement, d’accomplissement. Si je ne l’avais pas fait, une dimension aurait manqué à ma vie.

Jean-marie par sa ténacité et son goût à décrypter, son souci de la précision, a donné à ce voyage une intensité rare et je peux écrire ce soir :

Oui, je suis allée à un Rendez-vous que je ne devais pas manquer.

Gaby, Septembre 2005.

ANNEXES

LE CAMP DE BUCHENWALD

LE CAMP DE HARZUNGEN

LE CAMP DE DORA

DOCUMENTS DES ARCHIVES ALLEMANDES

LE DEVOIR DE MEMOIRE